Article paru dans La Liberté, 23.3.2006

Le lobby des gravières a trouvé une oreille complaisante à l'Etat

ENVIRONNEMENT · Le Tribunal administratif constate que les autorités ont avalisé des projets qui nuiraient à la protection des eaux.

Du bureau qui réalise les rapports d'impact sur l'environnement aux plus hautes sphères de l'Etat, les gravières n'auraient-elles que des amis? En 2000 et 2001, le conseiller d'Etat Jean-Claude Mermoud, alors chef du Département de la sécurité et de l'environnement (DSE), a donné son aval à des projets de gravières violant les dispositions légales de protection des eaux. C'est ce qu'a constaté le Tribunal administratif, en donnant raison, en janvier et en mars de cette année, aux opposants à l'extension des gravières de Bioley-Orjulaz et de Montricher. Ce dernier dossier est retourné au DSE, alors que le premier devra faire l'objet d'une nouvelle mise à l'enquête.

Les arrêts du tribunal mettent d'abord en cause le sérieux des rapports d'impact sur l'environnement, documents que l'exploitant doit fournir dans le cadre de la procédure d'autorisation. A Bioley-Orjulaz comme à Montricher, le périmètre d'extraction se situe au-dessus de nappes phréatiques et à proximité directe de zones de source d'eau potable. Or, les rapports d'impact, réalisés par la société Impact Concept, ne laissaient pas la marge de sécurité légale entre la nappe et le niveau d'extraction.

Collusion d'intérêts?

Mais l'affaire est surtout compromettante pour les autorités vaudoises. Depuis plusieurs années, défenseurs de l'environnement et opposants aux projets de gravières soupçonnent la Division des carrières de complaisance à l'égard des exploitants. Ils s'étonnent que le responsable de la division, Jean-Pierre Guignard, ne soit autre que le cousin de Pierre Blanc, directeur d'Impact Concept. Selon le député vert Philippe Martinet, Jean-Pierre Guignard fait preuve d'une troublante assiduité aux assemblées générales de l'Association vaudoise des producteurs de gravier. Quant à Pierre Blanc, c'est sa fonction de conseiller technique auprès de la même association qui est en cause.

Impact Concept a en outre tendance à monopoliser les études d'impact sur les projets de gravières. Outre Bioley-Orjulaz et Montricher, la société de Pierre Blanc s'est notamment penchée sur le site de Trélex-Gingins. Le Tribunal administratif devra dire si, comme l'affirment les opposants, le niveau de la nappe a là aussi été sous-évalué.

En donnant son aval à des projets aussi boiteux, le chef du DSE de l'époque, Jean-Claude Mermoud, a - au mieux - fait preuve de laxisme. «Le dossier est lacunaire sur un point aussi essentiel que la protection des eaux et des impératifs de santé pour les populations approvisionnées par l'acquifère du Morand», déplore le Tribunal administratif à propos du site de Montricher. Il ne s'agit pas là d'une bagatelle, puisque les sources du Morand alimentent toute la ville de Morges en eau potable... «C'est quand même aux exploitants de faire leur boulot, réagit Jean-Claude Mermoud. Ce n'est pas l'Etat qui est demandeur». Pour le magistrat UDC, les fréquents échecs de projets de gravières devant le Tribunal administratif s'expliquent par des pesées d'intérêts de plus en plus complexes.

Le Tribunal administratif juge que l'extension de la gravière de Montricher serait aussi contraire aux principes de l'aménagement du territoire. Le périmètre d'extraction se situe en effet à proximité de la zone à bâtir la plus importante du village, identifiée comme telle avant le projet de gravière. Celui-ci est donc «de nature à perturber et entraver considérablement le développement de la commune». Voilà qui ne rassurera pas ceux qui se sont inquiétés de voir le Service de l'aménagement du territoire, alors rattaché au DSE, suivre Jean-Claude Mermoud au Département des institutions et des relations extérieures.

Privilégier le rail

Autre aspect intéressant du point de vue politique: le Tribunal administratif s'est penché sur le mode de transport envisagé pour le gravier. Afin de limiter le bruit occasionné par le trafic de camions, l'option du transport par le rail aurait dû, selon lui, être mieux examinée. La ligne Bière-Apples-Morges (BAM) se trouve en effet à proximité. Confrontée à des problèmes de rentabilité, elle pourrait trouver avec le transport du gravier un nouveau débouché. Las, le Tribunal administratif «constate qu'aucune étude sérieuse n'a été entreprise pour examiner le coût effectif qui serait à la charge de l'exploitant pour un transport par le rail».

"Les rapports d'impact n'en sont pas"

Les principaux gisements de gravier du canton sont répertoriés dans le Plan directeur des carrières (PDCAR). Lors de sa révision, en 2003, il avait provoqué un débat nourri au Grand Conseil. Plusieurs députés, à gauche comme à droite, avaient observé un décalage important entre les grands principes du plan directeur et le détail des sites retenus. Pour l'avocat Jean-Claude Perroud, qui défend les opposants à plusieurs gravières, la révision du plan directeur a été utilisée pour légaliser a posteriori des projets d'extension. Avant d'être jugé par le Tribunal administratif, le dossier de Bioley-Orjulaz avait été refusé en première instance par le Département des institutions et des relations extérieures, dirigé alors par Claude Ruey. «Ledit site a été retenu au PDCAR en contradiction manifeste avec l'article 3 de la loi sur l'aménagement du territoire», écrivait le ministre libéral en 2000. Or, quel sort le plan directeur des carrières révisé réservait-il au site de Bioley-Orjulaz? Il l'a fait passer de seconde en première priorité, tout en étendant encore le périmètre d'extraction.

Le scénario est à peu près le même pour le site de Trélex-Gingins. La surface d'extraction prévue par les exploitants lors de la mise à l'enquête ne respectait pas le PDCAR de 1991. Dans le plan révisé de 2003, le périmètre d'activité a simplement été agrandi, jusqu'à venir cerner un quartier de villas. «On commence par faire un projet qui ne respecte pas le plan directeur, et ensuite on change le plan directeur!», s'exclame Jean-Claude Perroud. Pour l'avocat, le Service des eaux, sols et assainissements, dont dépend la Division des carrières, «se considère comme un outil de promotion des gravières».

Selon les défenseurs de l'environnement, un autre facteur nuit à l'impartialité des décisions sur les projets de gravière. En Suisse, ce sont en effet les exploitants qui sont chargés de fournir les rapports d'impact sur l'environnement. «Les rapports d'impact n'en sont en fait pas, assène Yves Filipozzi, coprésident des verts vaudois. Ils ne sont là que pour valider a posteriori l'exploitation d'une carrière. Leurs auteurs essayent d'exploiter toutes les faiblesses des lois, ou d'oublier certains biotopes».

Michaël Rodriguez